FASe - Rapport Annuel 2019

RAPPORT ANNUEL 2019, ANALYSE 32 33 RAPPORT ANNUEL 2019, ANALYSE Parfois dépréciée, l’animation socioculturelle fi- gure pourtant comme l’une des activités les plus estimables de nos sociétés contemporaines. Dissé- quons d’abord sa désignation – histoire d’élucider son objet – puis, nous inspirant du septième art, évoquons les formes qu’elle pourrait emprunter. Étymologiquement, animer signifie donner l’âme, la vie, remplir d’ardeur. Dans nos formations so- ciales occidentales, animer revient – par la mo- bilisation des potentialités humaines, la création libre, la mise en délibération du bien public et l’épreuve d’une sociabilité fraternelle – à résister à la misère symbolique, à l’omnimarchandisation, à l’imposition d’identifications stéréotypées, à la transformation des rapports sociaux en simples fonctionnalités dont les conséquences sont un rapport mutilé à soi et au monde. De l’épithète socioculturelle peuvent se déduire deux points d’attention : le « social » incitant à participer de l’exigence de justice et d’égalité ; le « culturel » plaidant, lui, pour le droit à l’ex- pression, à la dignité, à la différence et à la re- connaissance. Abordons à présent le sujet de la forme : comment refaire communauté ? comment se renforcer ? comment retrouver de l’espoir, du pouvoir d’agir ? Remarquable long-métrage de Ken Loach, Jimmy’s Hall (2014) propose une réponse vibrante et un exemple suggestif. Ce film nous plonge dans l’Ir- lande du début des années 1930. Émigré aux États-Unis, le communiste James Gralton en revient suite à la crise économique et au relatif apaisement de la «question» irlandaise. Avec ses camarades d’antan et des jeunes gens plein de fièvre, il restaure un dancing défraichi pour y déployer une sorte de foyer d’éducation et de loisirs devenant également, une fois les chaises en cercle, un authentique club citoyen. Travailleurs et travailleuses des champs, des tourbières et des mines, chômeur·ses et jeunes en manque de réjouissances se retrouvent pour partager des cours de boxe, de menuiserie, de dessin, de musique, de chant, de gymnastique et de danse. Chacun·e apporte sa contribution bénévole et partage ses inspirations. On aborde aussi l’organisation sociale et l’économie : chô- mage, droit du travail, du métayage, résistance aux maîtres comme aux prêtres, au fascisme rampant comme au monopole revendiqué par l’Église sur les âmes. L’expérience chaleureuse narrée par Ken Loach émeut et fascine. Elle projette une lumière dia- lectique sur le débat de l’émancipation sociale. La singularité de notre «Hall » irlandais tient en effet dans la conjugaison de l’ enculturation et de l’ acculturation , le développement par la petite communauté de sa sensibilité propre et son ou- verture à une culture autre : celle, populaire, du jazz américain ou celle, « légitime», des poèmes de leur compatriote William Butler Yeats. DE L’URGENCE DE «COMMUNER» Fidèle à son rôle de passeur, historien de l’action culturelle et maître d’enseignement à la HETS (Haute École de travail social Genève), Mathieu Menghini nous livre sa réflexion sur la dimension culturelle de l’animation socioculturelle. Le «Hall », lieu de rencontres et de loisirs avant l’heure. Jimmy’s Hall, film de Ken Loach. © Filmcoopi Zürich On s’autorisera à comparer cet épisode aux précé- dents des universités ouvrières au tournant des XIX e et XX e siècles et, à la même époque, des «bourses du travail » initiées par l’anarcho-syndicaliste fran- çais Fernand Pelloutier. Fonctionnant comme des centres communautaires d’éducation d’adultes, dotés de bibliothèques, de salles de lecture et de vastes espaces pour les rassemblements, les bourses enseignaient la sociologie, l’histoire, les sciences, les langues, la littérature, la rhétorique et l’art. On y acquérait aussi la «science de son malheur » selon la forte expression de Fernand Pelloutier ; on apprenait à poser et à se poser des questions – histoire de retrouver le contrôle de sa vie. L’éducation ambitionnée était intégrale ; elle rejetait toute mesquine spécialisation ou la réduc- tion de l’humain à un savoir-faire. Elle est – dans Jimmy’s Hall – intergénérationnelle et soucieuse de l’exultation des corps comme des esprits. Les squats culturels les plus coopératifs et cer- taines maisons de quartier, moyennant revitalisa- tion de leur militance originaire, pourraient offrir un écho actuel à notre exemple irlandais, à ces individus «communant », refusant de n’être que des atomes désolés récoltant – de concert et en ce monde – le miel de l’existence. La joie simple de vivre. Mathieu Menghini

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